Tribune du campus

Pourquoi 90 % des doctorants abandonnent-ils ? Une lecture par le modèle de Tinto

Le modèle interactionniste de Vincent Tinto (1993) propose un cadre théorique puissant pour analyser la persévérance ou l’abandon en doctorat. Articulé autour de trois dimensions intégration académique, intégration sociale et engagement institutionnel, ce modèle permet de décrypter les mécanismes complexes qui influencent le parcours doctoral.

Source : Tinto 1977

Appliqué au contexte marocain, où seuls 8 % des doctorants obtiennent leur diplôme (Ministère de l’Éducation Nationale, 2019), il met en évidence des défaillances structurelles aux effets massifs.

  1. Une intégration académique entravée dès l’entrée

La première dimension du modèle de Tinto insiste sur la nécessité, pour les doctorants, de s’intégrer pleinement aux exigences académiques de leur environnement. Or, les données marocaines révèlent des entraves majeures à cette intégration :

  • Encadrement surchargé : Le suivi pédagogique personnalisé, élément central de l’intégration académique selon Tinto, est souvent inexistant. Résultat : 40 % des doctorants boursiers abandonnent avant même la soutenance (CSEFRS, 2018).
  • Thématiques irréalisables : Près de 80 % des projets de thèse sont jugés techniquement ou logiquement infaisables (L’Économiste, 2021), ce qui rompt le lien entre apprentissage, compétence et progression, pourtant fondamental dans la phase de développement du modèle de Tinto.
  • Pression financière chronique : Avec des bourses plafonnées à 1 000 DH/mois (MESRSFC, 2021), les doctorants sont contraints de cumuler emploi et recherche, compromettant leur concentration et leur progression académique.

Dans ces conditions, l’intégration académique premier levier de la persévérance selon Tinto  est gravement compromise.

  1. Une intégration sociale quasi inexistante

La seconde dimension du modèle de Tinto, l’intégration sociale, repose sur l’appartenance à une communauté de pairs, d’enseignants et de chercheurs. C’est dans cette dynamique que l’étudiant puise soutien, motivation et reconnaissance. Mais dans le contexte marocain :

  • Faibles collaborations : Seules 10 % des thèses donnent lieu à des partenariats avec le secteur socio-économique (MESRSFC, 2020), limitant l’ouverture et les interactions significatives.
  • Isolement scientifique : 70 % des universités ne proposent aucun séminaire régulier de recherche (CNEST, 2019), ce qui empêche les doctorants de développer un sentiment d’appartenance et de reconnaissance.

L’absence de ces interactions freine l’ancrage social et émotionnel indispensable pour maintenir l’engagement à long terme, selon Tinto.

  1. Un engagement institutionnel désincitatif

La troisième composante du modèle, l’engagement institutionnel, suppose que l’établissement soutienne activement la réussite de ses doctorants en garantissant des conditions de travail, de suivi et d’insertion.

Or :

  • Débouchés bloqués : La rareté des postes ouverts (700/an, souvent réservés à des fonctionnaires en reconversion) limite fortement les perspectives professionnelles.
  • Rythme ralenti et absence d’évaluation : Le délai moyen de soutenance dépasse 6 ans, contre 3 ans prévus, sans contrôle effectif de la qualité de l’encadrement (CPU, 2018).
  • Manque de reconnaissance : La non-valorisation du diplôme dans le marché de l’emploi affaiblit la motivation des doctorants à persévérer.

Un engagement institutionnel faible, loin du rôle facilitateur défendu par Tinto, accentue l’abandon.

Le cas de l’UM6P : une mise en œuvre réussie du modèle

L’Université Mohammed VI Polytechnique illustre concrètement les apports du modèle de Tinto :

  • Encadrement limité (5 doctorants par directeur) → intégration académique optimale;
  • Bourses mensuelles de 10 000 DH → autonomie et stabilité ;
  • Taux d’abandon réduit à 6 % → preuve de l’efficacité du triptyque de Tinto lorsqu’il est respecté.

Ce cas montre que l’application cohérente des trois leviers du modèle permet de  contenir le taux d’abandon et de favoriser la réussite.

En définitive, le modèle de Tinto constitue un cadre d’analyse éclairant pour appréhender la gravité du phénomène d’abandon doctoral au Maroc. Ce ne sont pas tant les doctorants qui manquent de motivation que les conditions systémiques d’intégration, d’accompagnement et de soutien qui font défaut. Pour infléchir cette dynamique préoccupante, trois leviers fondamentaux doivent impérativement être mobilisés :

  • Un encadrement qualifié et suivi pour renforcer l’intégration académique ;
  • Une vie scientifique dynamique pour développer l’intégration sociale ;
  • Une politique institutionnelle claire et équitable pour garantir la finalité du parcours.

Dr Khalifa Ahsina

Université Ibn Zohr Agadir

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